Le vert corridor et le mythe de Kak’Tal

Shuim Shom Skek est un gobelin des sentiers, un arpenteur, un gobarp dans la langue de son peuple. Son rôle est d’arpenter les corridors pour y trouver des ressources, gisements et créatures à manger. Il est petit parmi les siens et plutôt timide avec ses congénères. Certains disent qu’il n’est qu’un demi gob parce qu’il n’aime ni la fête, ni le sexe, ni l’alcool. Skek est plutôt solitaire et son rôle lui convient. Toujours habillé de gris, sous une large cape sombre, avec un petit arc et un couteau de fortune, il se distingue des autres avec son turban bleu nuit sur la tête et ses petites lunettes. Faisant moins d’un mètre de hauteur, il sait se faufiler partout. Il est probablement celui qui connait le mieux les corridors.


Un jour, le grand Soulag  Vashmou Varrashek le convoqua dans la grande salle du trône. Ce n’était pas de bon augure pour sa prochaine expédition. Le Soulag était le plus haut rang chez les shamans de Kak’Tal, et il était extrêmement rare qu’il s’adresse directement à un gobarp. Devant la porte de la salle du trône, assis sur une pierre, le petit Shuim Shom Skek attendait en se rongeant les ongles des arpions.

Puis la grande porte s’ouvrit et sous son immense arche de pierre, Skek entra dans le couloir qui menait au trône. Ce n’était pas la première fois qu’il entrait dans la pièce. Il était venu ici, il y avait déjà dix ans, lorsqu’il avait été choisi pour arpenter le vert corridor. La salle du trône était immense taillée dans la roche par un autre peuple. On y voyait des géants avec de longues barbes et de grands marteaux gravés méticuleusement. Ces statues sortant de la roche étaient faites pour imposer le silence aux visiteurs. Skek le savait. Mais cette fois était bien différente de la première. La peur le tenaillait. Il se remémorait rapidement les chemins qu’il avait choisis, les corridors qu’il avait traversés. Il ne voyait pas ce qu’il avait fait de mal, et la terreur commençait à le submerger. Face à la montagne d’ossements, et au trône noir, Shuim Shom Skek, le Gobarp se jeta à terre. Il tremblait sous sa cape.


En face de lui, le roi était présent. A ses côtés, le grand Soulag était vêtue d’une robe rouge, recouverte d’ossements humains et elfiques. Dans sa main droite, il tenait le bâton du culte, celui qui se terminait par une griffe de Seldrôm. Skek avait une excellente ouïe. Et même si le Grand Soulag semblait flotter dans les airs lorsqu’il avança, il l’entendit. Il l’entendit descendre et venir vers lui. Skek tenta de contenir ses tremblements et leva la tête lorsque le Soulag lui adressa la parole.

« Gobarp, toi le plus expérience arpenteurs. Ton tipa et grand-tipa étaient gobelins des sentiers et soldat…  Toi partir vers le nord, dans territoires rouges. Arpenter leurs sentiers rouges et trouver quoi qu’ils découvre dans profondeurs corridors. Toipa stop en chemin. Toujours courir. Toipa chasse, Toipa pèche, Toipa pierre. Toipa vol. Toi pars, toi cours, toi écrabouilles et passes. Toi regarder, écouter. Aller et rentrer après. » Il tendit le doigt vers la grande porte. Skek leva les yeux vers son roi.

« Toi va ! ».

A ces mots, le roi leva sa grosse main et la laissa retomber sur l’accoudoir du trône. Skek se retourna et courût.


Il dévala les pentes poussiéreuses qui menaient aux galeries du nord. Le sable s’écoulait de la faille, partout, en des rivières d’or et de lumière éblouissante. Il était presque impossible de remonter ces courants. Le danger menaçait partout. Mais Skek, du peuple des sentiers, Shuim Shom Skek le arpenteur, les connaissait tous. Il savait comment les éviter, quel chemin prendre, quel moment choisir pour passer, quel grotte il ne fallait pas visiter.
Dans sa course, Skek se mit à réfléchir. D'après son meilleur amiping, c'était son plus grand défaut. Pour lui, réfléchir peut te casser la tête et te rendre fou. Ping était devenu fou et il ne voulait pas que cela arrive à Skek.
Il réfléchit à sa mission. Le peuple vert était en guerre contre le peuple rouge depuis plusieurs générations. Mais depuis quelques mois, depuis la guerre des verts corridors, la paix régnait.
Alors pourquoi aller leur chercher des poux ?

Il courût pendant deux jours sans se reposer. Au terme de sa course habituelle, il s’engagea sous un immense rocher noir, dans un passage haut d’une vingtaine de centimètres. Il rampa pendant plus de deux cents mètre pour atteindre une rivière souterraine. Il connaissait bien ce coin. Il remonta la rivière tranquillement. Celle-ci disparu sous la roche. Il s’arrêta heureux. Il y avait ici un mausolée. Une vieille sépulture Kalgadokai. C’est là que skek cachait ses « trouvailles », des objets qui ne servaient à rien, mais qu’il trouvait beau. Encore un autre de ses défaut.
Il s’avança jusqu’au mausolée et posa sa main sur les gravures anciennes qui représentait des elfes, des sorcières, et des gobelins. Tous semblaient en paix et célébraient une Kalgadokai à la longue chevelure. Même en gravure, elle apaisait le cœur du petit gobelin.

Après avoir vérifié que tout était en place, il vint devant l’autel et présenta ses hommages à la défunte. Puis, il se faufila à nouveau par une brèche en se contorsionnant pendant des heures. Ce passage était vraiment très difficile mais n’était rien comparé à ce qui l’attendait à la fin de la faille. Juste avant de sortir, il devait traverser un flot de sable lourd comme de la boue, en retenant sa respiration. Une fois la tête et le buste hors du sable, il devait encore se hisser sur le côté pour pouvoir descendre. Au-dessus de lui, à plusieurs centaines de mètres, la pale lumières du jour dardait quelques rayons vers les profondeurs. Il venait d’atteindre la forêt de jade par un raccourci que personne ne connaissait. Ce passage lui faisant gagner trois jours de course, il prit un peu de temps pour se désaltérer contre la roche humide, avala quelques touffes de mousse et quelques araignées délicieuses. Et il se remit à désescalader discrètement.


La forêt de jade était un lieu mystique, même pour les gobelins rouges. C’était une vieille forêt qui avait abrité un petit clan de sorcières des bosquets. Bien-sûr, il n’en restait plus aucune. Toutes avaient été massacrées par les sorcières de feu, et ajoutées au mortier des tours maudites. Mais la forêt était encore puissamment imprégnée de leur aura. Skek avança entre les vieilles souches difformes, et baissa la tête en signe de respect. De nombreuses créatures vivaient ici, sous la protection de la forêt. Les gobelins rouges n’y chassaient que très rarement, et encore, à la lisère. L’âme de la forêt de jade transcendait Skek et jamais il n’en avait eu peur. Cependant, au détour d’un immense sequoia, il reconnut une grosse racine sous laquelle il avait dormi un an plus tôt. Rien n’avait changé. Il décida de s’y reposer à nouveau. Demain, il commencerait son voyage vers des terres qu’il ne connaissait pas, en quête d’information dont il ne comprenait rien. Avant de s’endormir, la peur le tenailla une dernière fois, mais la fatigue l’emporta.

Skek laissait à présent la forêt derrière lui. Devant, c’était un bourbier étrange, fait de sable mouvant et de plantes grimpantes, étouffant de vieilles souches. Dans les bourbiers, Skek y allait peu. Celui-ci, il ne le connaissait que dans les histoires de son tipa. Quand son père était encore en vie, il lui racontait ses combats contre le peuple des marais et leur sable rouge. Il écoutait ses aventures avec un grand intérêt, un peu de peur, et beaucoup d’admiration.


 Il traversa le bourbier en évitant à maintes reprises le combat face à des araignées géantes. Il croisa deux ogres qui cherchaient leur repas, mais qui ne le virent pas. Ce fut un véritable calvaire pour dormir pendant trois jours. Lorsqu’il atteint les couloirs des corridors, il fut soulagé. Maintenant l’ennemi pouvait être partout. Les gobelins rouges n’étaient pas réputés pour leur discrétion, mais ils étaient plus forts et très belliqueux. Une histoire lui martelait la tête pendant qu’il s’engageait vers les terres rouges : celle du roi sorcier hobgobelin. Ce maitre de la magie avait parait-il, la puissance des mages elfes, mais il souffrait d’une malédiction qui l’empêchait de sortir de son domaine. Et lui, petit gobarp, il allait au-devant de ce sorcier. Il frémit.
Les couloirs du territoire rouge étaient de vrais labyrinthes. Partout ou Skek passait, il mémorisait l’humidité, la profondeur, chaque aspect du sol, chaque type de plante, chaque odeurs, chaque faisceau de lumière. Pour se repérer, il était le meilleur. Il n’aurait aucun mal à revenir chez lui.

Très vite il croisa une patrouille de gobelin rouge. Ils étaient tous armés d’une petite hache, d’un bouclier rond et d’un casque de fer. Certains portaient même des pièces d’armure de cuir ou d’acier. S’il devait se battre, il n’aurait aucune chance. Il les suivit, puis en suivit d’autres, et encore... Toujours il s’enfonçait dans les profondeurs. Fort heureusement, il put dormir un peu sous une roche saillante à vingt centimètre du sol. C’était peu confortable, mais il ne risquait rien, ainsi recroqueviller dans un trou, emmitoufler dans sa cape. Il arpenta les couloirs de la forteresse rouge pendant des jours sans trouver de réponse, ni de chemin vers cette « découverte » que le peuple rouge avait faite.

Un jour enfin, il entendit une conversation entre un chef mineur et son supérieur. Le premier s’appeler Gruikomk. Il se faisait engouler parce qu’il n’avait pas prévenu le second au sujet d’un pont détruit. De ce que Skek compris, il y avait un pont qui enjambait jadis une rivière en feu qui menait à un passage lui aussi éboulé. Le supérieur se nommait Azkkark Grouish. C’était un contremaitre. Skek écouta attentivement et compris que, de l’autre côté du pont, derrière cet éboulement, les gobelins rouges s’attendaient à trouver une relique. Cet objet devait appartenir à un ancien peuple des profondeurs. Skek entendit prononcer le nom de Kalaantar. Gruikomk se retourna et vint vers Skek. Le second reprit son chemin vers le bas. Prudent par nature, Skek préféra faire demi-tour pour laisser les deux gobelins.
Il arpenta une journée de plus pour enfin trouver le corridor qui menait au pont. Le chantier était immense sous un plafond de plusieurs dizaines de mètres. Les gobelins travaillaient dur. Il y avait aussi des golems de pierre qui leur prêtaient main forte. Leur chef sorcier était vraiment puissant.
Skek tenta de se faufiler au plus près du pont, que les gobelins rouges reconstruisaient. Il faisait très chaud dans cette immense pièce. La rivière de feu n’était pas un mythe. Elle s’écoulait deux cents mètres plus bas. Skek pu même apercevoir ses remous jaunes et rouges vifs qui illuminaient les profondeurs. Skek frissonna. Quelque chose de terrifiant était en train de se passer. Il ne savait pas si c’était la menace des gobelins rouges tout proches, la rivière de feu infernal en bas, ou ce qu’il y avait de l’autre côté, qui le glaçait ainsi. Il décida de rentrer. Il en avait bien assez vu.


Sur le retour il décida de s’attarder un peu dans la forêt de Jade. Ses immenses arbres le rassuraient et lui permettait de réfléchir plus efficacement. A mesure qu’il se remémorait ce qu’il avait vu dans les profondeurs, il commençait à remettre les pièces en bon ordre dans sa tête. Comprendre la pensée de son grand Soulag fut aisé. Et puis il extrapola, il se surpris même a entrevoir des solutions, à imaginer des possibilités, des stratagème de la part de son roi, et de son ennemi juré, l’hobgobelin rouge. La forêt de jade était vraiment fantastique. Elle le nourrît au sens propre comme au sens figuré pendant six semaines. Le dernier jour, alors qu’il s’abreuvait dans le creux d’une racine ancestrale, il entendît le jargon violent des gob rouges. Ils se disputaient au sujet du chemin à suivre pour rejoindre la statue de jade… Skek tendît l’oreille et fût surpris de se voir se rapprocher des soldats rouges. Cette statue de jade semblait être un lieu de culte pour leur chef. Il s’y rendait tous les ans. Mais cette fois était différente, car il venait pour « prendre conseil ».
Skek put ainsi en apprendre beaucoup sur le chef ennemi, et leur culte. Un culte dévoué à la même divinité que le peuple vert Kak’tal.
En suivant les soldats, il découvrit un passage qu’il ne connaissait pas, un lieu secret caché par la végétation et la magie des mots. Un lieu où le mage Hobgobelin s’entretint avec une ancienne divinité. Skek put se placer sur les hauteurs, sur un enchevêtrement de racines. Il observait la scène, situé à peine vingt mètres plus bas, dans un boyau fait de terre de pierre de jade et de racine de Féandre, l’arbre des anciens. De son perchoir il écouta les prières d’incantation. Il écouta ensuite les supplications du roi mage hobgobelin. Il vît les gobs rouges fuirent sous la colère de leur chef. Et enfin, il vit une femme, une vieille femme aux longs cheveux roux, à la robe blanche et au châle écarlate. Elle parlait d’une voix douce comme les elfes parlent. Cela faisait grincer les oreilles de Skek! Elle semblait en colère et voulait que le mage lui amène des kalgadokaïs, des humains ou des elfes, pour les dévorer. Les gobelins ne l’intéressaient pas. Puis le mage gob quitta sa déesse.
 Elle resta seule à observer la forêt autour d’elle. Elle semblait voir des choses par-delà le bois et la roche, peut-être même par-delà le désert. Le sentiment de peur du goparp remonta à la surface. Ce dieu était mauvais, c’était sûr. Mauvais pour les hommes et les elfes mais aussi mauvais pour les gobelins, Skek le sentait dans ses os.
Puis la femme se mit à parler seule  :
 « Creusez petites créatures laides ! Bientôt je serai de retour en ce monde, et je reprendrai ce qui m’a été volé par mes sœurs du bosquet. Et puis je vous ferais renaitre, plus vaillantes encore,… Et nous finirons ce que nous avons commencé ! Alors, notre maitre nous sera reconnaissant, et nous pourrons reprendre toutes nos terres. »
Ces derniers mots, elle les avait presque criés de rage, mais Skek s’était éloigné pour ne pas être vu ou entendu. La peur au ventre, il remonta les sentiers vers le nord pour sortir au plus vite de la forêt et regagner les verts corridors. Fuyant, il ne pris pas suffisamment garde aux créatures des cavernes. Au détour d’un sentier à flanc de falaise, un semi ogre attendait sa proie. Il frappa de toutes ses forces le gobelin qui venait s’offrir à lui. Skek reçut un coup violent sur la nuque, tituba et préféra se jeter dans le ravin.Il entendit dans sa chute, le semi ogre qui hurlait et pleurait la perte de son déjeuner.
La roche brute, puis le sable et enfin l’eau glaciale le recueilli. Il se laissa porter par le petit torrent, parfois conscient, en heurtant plusieurs fois la roche. Contre ce qui ressemblait à une statue, il acheva son aventure. La vie le quittait, doucement et sans peur. Il ressentit un sentiment étrange de liberté. Cette fois il ne remplirait pas sa mission.